Ma ville est un refuge, une barque renversée sur une plage d’août, une ombre bienveillante et secourable, une seconde d’inattention prise à la foule. Ma ville est un Eden, une oasis luxuriante dans le désert, une pluie abondante en pleine sécheresse et un sourire en coin sur les lèvres d’une passante.
Ses ruelles respirent la vie, les odeurs suaves des sacs d’épices, l’encens gris et l’ambre noir, les écorces de cannelle et les tiges de laurier. Ses ruelles s‘enfoncent dans la cité, murs blancs sertis de portes azurées, fenêtres ornées de fer forgé. Les impasses piègent le temps.
Ma ville est grande et belle, riche de cent mille quartiers, bordée par les deux lacs, l’île et les flamands, à la croisée de la terre et de la mer… Ma ville est millénaire, berbère et phénicienne, romaine, arabe, turque et française.
Ses ruelles s’arrêtent près d’un puits où au son du rossignol en cage, une esclave jadis puisait l’eau en rêvant de son autre pays. La Hara grouillait de monde, c’était Shabbat ! Les vieux juifs se dirigeaient vers la synagogue, portant le vieil habit et l’air sérieux. Ils y déroulaient les rouleaux de la Torah. Le muezzin appelait les croyants qui affluaient de toutes parts vers les mosquées. Les rues étaient bondées et les voitures à l’arrêt. Les chaussures elles-mêmes se sanctifiaient.
Les fenêtres s’ouvraient pour laisser entrer la brise matinale. Les jeunes filles s’aspergeaient d’eau fraîche, chantonnaient et se coiffaient en écoutant religieusement Om Kalthoum.
Le début de l’été marquait la saison des mariages : les orchestres tonitruants dans les salles des fêtes, les danses langoureuses des jeunes femmes en fleur et les couples prostrés sur l’estrade. Les gens s’amusaient et s’observaient. Les bijoux et les tenues se jaugeaient... Des hommes, en douce, buvaient du whisky et la fête se poursuivait tard dans la nuit.
Mon enfance s'écoula sur les branches d'un mûrier d'où j'observais le calme de la rue des oeillets. Parfois, je montais sur le toit en tuile de l'établi croulant ou bien j'allais me reposer sur un tabouret chez le vieux menuisier.
Les zaouïas se sont dépeuplées et les mendiants hantent les parcs. Des adolescents sniffent de la colle près du Passage et les putains font le gué dans les banlieues chic. Les bourgeois ont fui il y a longtemps... J'aime cette ville et je la déteste. Je pleure ses remparts détruits et ses flancs transpercés, sa virginité que la modernité a honteusement bafouée. J'enrage enfin d'entendre geindre ces bonimenteurs. Ma peine est si grande de devoir un jour quitter le sol qui a soutenu mes pas de jeune homme. Je te suis infidèle et pourtant je te chéris, toi l'unique femme qui ne m'aura jamais compris.
Ma ville, tu es la terre dont on fait les poètes, un sol ocre et rude comme ta poigne, une lumière bleutée qui me rassure et m'apaise. Tu es tour à tour le mâle et la femelle.
Le soir à la Goulette, les fantômes longent les murs - Siciliens et Juifs d'une autre époque -. Les grillades de poissons exhalent leurs odeurs enivrantes et les verres de vin défient les citadins les plus obtus. Un homme, un gros avec une chéchia, s'approche de notre table... Il crie d'une voix aiguë :
- Machmoum !
- Combien ?
- C'est bon, on prend...
Plus tard, près de la gargote, une bagarre. La rue se remplit soudainement. Le bruit d'un choc, un homme à terre. Il est inconscient, mais il se relève assez vite.
A Sidi Bou Saïd, les places de parking sont payantes. On se rend au dernier café, un thé à la menthe et un narguilé devant la vue plongeante : le Boukornine semble si majestueux... Au loin, on aperçoit la racine du Cap-bon qui s'étire en direction de la Mecque.
De Ras Tabia, le matin, on découvre Tunis transportée dans les cieux. Trois niveaux vaporeux se dévoilent à travers les nuages : la ville moderne en bas, puis le Jallèz et enfin les premières montagnes de l'Atlas.
Le quartier du lac, cet ancien marécage. Des familles joyeuses qui se baladent jusqu'après minuit. Des enfants qui s'élancent sur leurs rollers. L'odeur du tabac à la pomme qui embaume les terrasses. Première approche pour un jeune couple. Une main se glisse, l'autre acquiesce hésitante. Sur l'esplanade, un cerf-volant danse dans les airs... Un Airbus approche...
Bab Souika, un jour de semaine... La place est bondée. Des policiers en civil parlent dans leurs talkies-walkies. Les hommes jouent aux cartes ou regardent passer les femmes... Des voitures pressées s'engouffrent dans les tunnels.
Après-midi de derby. Les drapeaux sont de mise. Les bolides klaxonnent et défilent dans les rues. L'insurrection secoue la ville et les cafés s'agitent. Chaque but marque le début d'un possible soulèvement.
Je flâne chez les bouquinistes, place de la monnaie ou rue d'Angleterre. Je feuillette les livres ; Un Soljenitsyne, je l'achète pour deux fois rien. Je me rends chez un disquaire qui vend des cassettes piratées. Terminus des bus, place Habib Thamer ; je mange une crêpe salée. Mon bus arrive, il vaut mieux s'asseoir à l'arrière. Devant, les places seront systématiquement réquisitionnées par les ancêtres. Je regarde défiler ma ville à travers les vitres sales. Le conducteur est une femme.
Un samedi soir à l'Acropolium de Carthage... Soirée de l'Octobre musical. Un groupe allemand joue de la musique baroque. Public de fins mélomanes : jeunes, bourgeois ou Européens.
Je traverse la rue de la Kasbah en protégeant ma sacoche. Les étals sont voyants... Les clients se bousculent... Un portefaix arrive en sens contraire. Il faut se décaler. J'émerge... la porte de France, Bèb Bhar. Le consulat d'Angleterre a déménagé. Si je tourne sur ma gauche et que je m'enfonce... A droite, une question me tire de mes réflexions : « Bône ! Partez-vous pour Bône ? »
Karim Abdellatif.
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